« Plaidoyer pour que la révolution numérique devienne enfin « la révolution des créateurs »

Summary
Cet article est adapté d'un discours prononcé par Jean Michel Jarre, Président de la CISAC, à l'UNESCO le 12 juin 2017.
2017 Jean-Michel Jarre

Par Jean-Michel Jarre

La musique et les autres secteurs de la création ont effectué une transition exceptionnelle vers le monde numérique. Cette révolution a transformé les conditions d'accès aux œuvres. Elle a permis que la musique passe les frontières et touche le plus grand nombre. Elle a également créé un environnement propice au développement des industries culturelles.

Cette nouvelle ère a été une bonne chose pour les créateurs. Mais lorsque nous parlons d'économie numérique, soyons clairs, il s'agit bien entendu de l'économie de la culture.   C’est la culture, les œuvres de création qui circulent dans les artères du monde numérique. Ce sont les créateurs qui fournissent la partie « smart » des smartphones.

Prenez les plus importantes et les plus puissantes plateformes numériques du moment, les YouTube, Facebook, Google, Apple, et autres Amazon, leur modèle économique, la source de leurs vastes revenus, est basé sur les œuvres des créateurs. Les fournisseurs d'accès à internet se font concurrence a coup de packages de contenu culturel pour attirer les abonnés. Les opérateurs des télécoms fournissent à leurs clients des smartphones dont la valeur serait proche de zéro sans la musique, les films, les photos ou les livres.

C'est pour cela que les industries culturelles ont un véritable potentiel de croissance. Une étude commandée il y a un an par la CISAC, et réalisée par EY, a estimé que le poids économique des industries de la création s'élevait à pas moins de 2250 milliards de dollars.

Pourtant, malgré ces avancées positives, il y a toujours un énorme problème. Cette révolution numérique ne bénéficie toujours pas aux créateurs.

Les véritables bénéficiaires sont les compagnies du secteur des nouvelles technologies, qui ont créé les plateformes et les outils technologiques qui utilisent nos œuvres, les distribuent et les monétisent.

L'expérience vécue ces quinze dernières années par le secteur de la musique en est la plus belle illustration. La révolution numérique du secteur est passée par de nombreuses phases – de l'avènement des fichiers au format MP3 pour arriver au streaming. Et pour la première fois en deux décennies, le marché de la musique enregistré a enfin connu une période de croissance.

Tout ceci va dans la bonne direction. Et pourtant, les créateurs peinent à percevoir une juste part de cette manne. Pourquoi ? Tout simplement en raison de ce qu'il est convenu d'appeler le « transfert de valeur ».

Aujourd'hui, le principal mode de consommation de la musique provient de loin des plateformes de streaming vidéo telles que YouTube ou d'autres services basés sur le contenu généré par les utilisateurs (CGU). Ces plateformes touchent un public de plus d'un milliard d'utilisateurs dans le monde. Elles développent leur commerce sur le dos des créateurs et d'autres ayants droit dont elles utilisent le contenu sans le rémunérer à sa juste valeur.

Cette situation est à l'origine d'un déséquilibre fondamental du marché qui est causé par des règles obsolètes qui permettent à de très puissants services ayant recours au CGU de se dispenser de payer une juste rémunération pour les contenus créatifs qu'ils utilisent.  

Pour nous, créateurs, c'est un problème qui se pose à l'échelle mondiale. Ce transfert de valeur est la question la plus importante à laquelle nous devons faire face, et pas simplement dans la musique. Cela touche tout autant nos collègues dans la photographie, les arts visuels, le cinéma et tous les autres répertoires. 

Que peut-on faire ? Nous attendons des pouvoirs publics qu'ils  trouvent des remèdes. Cela permettra de rééquilibrer les flux de revenus en faveur des créateurs, et encouragera la diversité culturelle en permettant aux auteurs et compositeurs d'élever leur niveau de vie dans une ère où le streaming s'impose comme la source première de leur revenus.

Durant l'année passée, nous avons constaté avec intérêt que l'Union Européenne avait engagé un chantier sur cette question. Il y a actuellement une proposition de la Commission qui devrait bientôt être soumise au vote du Parlement. Au niveau mondial, nous pensons que l'UNESCO a un rôle important à jouer. C'est pour cette raison que je vais m'exprimer cette semaine dans le cadre de ce forum international, lors de la toute première conférence organisée par cette organisation sur ce thème.

L'Europe a la possibilité d’adopter la première loi significative sur cette question. La proposition de la Commission s'appliquera à tous les services qui fournissent un accès à la musique, y compris les plateformes de streaming vidéo. Ce n'est qu'une première étape, mais elle témoigne d'un nouveau respect pour les créateurs, dans un monde ou trop souvent leurs droits sont attaqués.

La révolution numérique a radicalement transformé nos vies durant ces dernières décennies, mais pour les créateurs, cela ressemble tout juste à un commencement. Cette distorsion du marché que constitue le transfert de valeur doit être réglée. Les créateurs doivent percevoir une juste rémunération. La révolution numérique pourra enfin devenir une véritable « révolution des créateurs ». 

Jean-Michel Jarre est Président de la CISAC, la Confédération Internationale des Sociétés d'Auteurs et de Compositeurs.